Différenciation stratégique : par les hommes ou sans eux ?

Différenciation stratégique : par les hommes ou sans eux ?

leadership coaching
Un choix à mesurer avant de l’assumer.

Auteurs : Philippe COSSON, AP – Partners et Jean-Michel MORIN, Sorbonne Paris Cité

 

Résumé : Le raisonnement stratégique a pour vocation de relier les orientations de l’entreprise et l’affectation de ces ressources. Aujourd’hui, la compétition mondiale et la demande des marchés financiers conduisent les grandes entreprises à la nécessité de choix stratégiques plus tranchés et donc souvent plus brutaux : pour se différencier l’entreprise choisi de parier sur certaines ressources, en fait elle réussit « par ces ressources » ou elle choisit de ne pas le faire et dans ce cas elle sans sépare, elle fait « sans ses ressources », ou bien encore elle ne choisit pas vraiment et « elle fait avec ces ressources » subir cette dernière hypothèse se traduisant le plus souvent par des coûts et des disparitions.

Par exemple Nokia et devenu leader mondial « par la téléphonie mobile » mais a perdu son autonomie « avec le Smartphone » pendant que Samsung lui ravissait durablement son leadership « par l’excellence en innovation » au cœur de la stratégie pour attaquer les marchés analogiques (The new management initiative lancé par Lee Kun-Hee en 1993).

Dans ce contexte, les choix concernant la part de l’humain dans les stratégies des grandes entreprises méritent un niveau de compréhension et d’expertise accrue pour permettre d’orienter la création de valeur avec le même niveau de conviction que dans les choix financiers ou technologiques. Ignorer ce besoin conduit inéluctablement à « faire avec » les hommes et donc à se priver du levier de compétitivité de la puissance humaine collective humaine jusqu’à ce jour inégalée. Au contraire les organisations, qu’ils s’agissent d’entreprises, mais aussi d’associations ou bien de nations qui savent mieux raisonner les investissements différenciants « par les hommes » semble démontrer avec un caractère de plus en plus inéluctable leur compétitivité.

Or, il apparaît que, si le facteur humain est moins pris en compte par les stratèges, c’est aussi parce qu’il semble flou, voire impossible à appréhender. A cet égard, les matrices de choix et les calculs de retours sur investissement sont d’un maniement plus rassurant. L’argument revisité ici est d’indiquer que le choix stratégique de réussir certaines différenciations par les hommes et donc d’investir sur eux … ou de se séparer d’eux, trop critique pour être basé sur des impressions vagues peut au contraire être éclairé puis piloté avec autant de rigueur que les choix financiers où les choix technologiques.

 

Vers des stratégies déshumanisées ?

 

Même les entreprises les plus performantes rencontrent ce dilemme : comment concilier les exigences financières ou technologiques, souvent formulées clairement et de manière pressante, avec le « facteur » humain, fait de compétences difficiles à prendre en compte ?

La dimension moins stratégique des ressources humaines est souvent due à cette difficulté. Il est en effet inconfortable de bâtir une stratégie sur du sable. Or, c’est bien l’impression qu’ont les décideurs, lorsqu’il s’agit de parier sur les hommes et les femmes de l’entreprise. Comment miser sur des talents à fidéliser, des compétences à développer, lorsqu’on est déjà face à des investissements lourds à rentabiliser et à des produits de qualité à livrer ? Dans ce jeu, perçu comme celui du pot de fer contre le pot de terre, il n’est pas étonnant que le facteur dit humain soit pris comme paramètre de second rang, quand ce n’est pas comme variable d’ajustement. Vu l’importance des enjeux, on peut adopter une posture morale tout à fait légitime, souvent pour déplorer ou dénoncer cet état de fait.

Le point de vue adopté ici est différent. Dès lors qu’il s’agit de construire des stratégies, il convient de ne pas se tromper en cours de délibération en effet la compétition est telle que ceux qui ne savent pas intégrer le potentiel humain dans leur construction sont beaucoup moins compétitifs que ceux qui le peuvent. A cet effet, ne serait-il pas souhaitable de renverser à un moment la charge de la preuve ? Après tout, nos certitudes financières ou technologiques sont plus fragiles qu’elles n’en ont l’air. Surtout, l’humain est moins incertain qu’il n’y paraît. Bien plus, pour aboutir à des choix éclairés, il est plus que jamais indispensable de se poser les deux questions clés suggérées par Peter Drucker : « quel est mon métier » et « avec quelles compétences le développer » ? On le voit, le facteur humain est loin d’être périphérique. Il est en fait vite très central dans la formulation stratégique.

L’homme, facteur critique de la construction stratégique : subir ou choisir

 

Les armées ont fourni les premières grilles d’analyse stratégique, avant que des auteurs célèbres ne les transposent dans le management des entreprises (Ansoff, 1965 ; Porter, 1980). Or, les militaires manient fréquemment une équation moins connue qui est la suivante :

Efficacité opérationnelle = Technologie x Finance x Humain

A première vue, cela semblerait enfoncer une porte ouverte, en indiquant qu’il faut des hommes, du matériel et des moyens pour aller à la victoire. En seconde lecture, il importe de remarquer qu’il s’agit d’un produit de facteurs et non d’une simple addition. Autrement dit, si un des facteurs est nul, même si les autres sont forts, l’ensemble du produit est nul. La conséquence est inéluctable. Même les organisations les mieux équipées vont à leur perte si elles partent au combat avec des hommes et des femmes incompétents ou démotivés. Après, il est possible de chercher à pondérer ces facteurs. Or, l’histoire nous enseigne que les armées les plus fortement équipées du monde ont pu être tenues en échec par des peuplades sous-équipées mais sur-motivées. Cela donne ainsi une idée du poids des facteurs respectifs, en cause dans les choix stratégiques. En fait, l’humain y a une place décisive.

Il y a alors deux façons de prendre en compte ce facteur humain : soit on subit sa présence, faute de savoir l’intégrer, soit on choisit véritablement de l’appréhender. Dans cette seconde perspective, on se retrouve devant un élément clé de différenciation : par les hommes ou sans eux.

– Sans les hommes de l’entreprise : Il est toujours possible, cette fois en toute connaissance de cause, de recourir : à la sous-traitance, à l’automatisation, à des politiques de placements financiers. Bref, de remplacer ceux qui travaillent en interne par des fournisseurs, des machines, de l’argent qui travaille. On peut même de plus en plus mettre au travail ses clients, dans des stratégies dites de « coproduction » (Dujarier, 2008). Le raisonnement sous-tendu par ces choix est alors souvent purement économique (comment optimiser les coûts) au lieu d’être stratégique (comment nous différencier pour créer de la valeur)

– Par les hommes de l’entreprise : Mais, si le pari de se séparer des hommes peut être soutenu, celui d’investir sur eux pour passer par eux peut également s’envisager. Cela passe en particulier par des démarches d’apprentissage organisationnel (Argyris et Schön, 1978) ou de nouvelles configurations de nos pyramides habituelles (Mintzberg, 1983). Cependant, quels avantages compétitifs peut-on attendre d’un tel pari ?

La différenciation : six raisons de parier sur les hommes ou de les écarter

 

La clé de la différenciation par les hommes ou sans eux suppose de se demander ce qu’une personne au travail en interne apporte, éventuellement mieux qu’un fournisseur, une machine ou un capital bien placé. Recensons six raisons à envisager, avant de faire le pari crucial pour une activité : par ou sans les hommes.

1) Créativité : l’activité envisagée peut requérir de trouver des solutions nouvelles, stimulées par une pratique interne, cultivées à partir de compétences largement informelles. Il s’agit d’ailleurs de pouvoir mesurer ce capital immatériel et souvent laissé implicite alors qu’il constitue le terreau des avantages compétitifs et des innovations.

2) Relations : l’activité développée passe par une réciprocité, une capacité à donner et recevoir du feedback, une faculté à s’entendre dans le bon rythme sur des priorités (Béranger 1987),. Là encore, une machine ou un partenaire extérieur fera autrement. A nouveau, il faut pouvoir calculer la valeur de ces transactions, faites de confiance et d’expériences.

3) Aptitudes physiques : même dans les processus industriels les plus formalisés, seul un nez peut tester un parfum, seul un regard ou un toucher peut vérifier la fiabilité d’un pneu à la sortie d’une chaîne manufacturière, seul un geste ajusté peut doser, corriger.

4) La mémoire et la transmission du savoir : les limites des fabuleux développements de l’accès à l’information renforce notre compréhension de ce qui fait la valeur de l’humain dans l’acquisition de l’information utile et dans sa transmission fiable aux membres d’une organisation (Peter Senge 1990). La comparaison par exemple des systèmes qualité prenant fortement en compte ce potentiel avec ceux essentiellement fondé sur le contrôle de la bonne exécution des processus démontre un fort potentiel de différentiation.

5) Force de liens faibles : au sein d’un réseau social, ce sont parfois les mises en contact les plus improbables qui marchent le mieux. Cela a souvent été vérifié dans les démarches de recherche d’emploi où c’est par un ami d’ami que l’information décisive va arriver. De tels processus défient à nouveau des techniques d’approche plus statistiques par exemple.

6) Place du don : le plus difficile à mesurer reste certainement tout ce qui ressort de la générosité, de la reconnaissance, d’une certaine logique de l’honneur. Ces liens plus gratuits et inconditionnels ont une grande valeur sans avoir de coût précis. En fait, ils se mesurent d’autant mieux qu’ils ont été perdu : mauvaise réputation, opinions défavorables, notoriété déclinante.

Cette liste non exhaustive suggère simplement que cette partie, régulièrement sous-estimée dans la mesure du potentiel de différenciation par les hommes… risque bel et bien d’être la partie immergée de l’iceberg ; c’est-à-dire la plus fondamentale mais la moins visible. On pourrait prétendre qu’elle est moins facile d’accès ? Cela reste à vérifier.

Un indice. Alors qu’on sur-utilise les mesures financières ou technologiques parfois bien fragiles, que fait-on des résultats : des référentiels de compétences, des prévisions d’emplois, des enquêtes de salaires, des baromètres de climats sociaux, des entretiens d’évaluation, des organigrammes de remplacement, des repérages de leaders ou de bons potentiels. Il y a pourtant beaucoup de façons précises de repérer les talents, de les attirer, de les fidéliser et de les faire jouer ensemble. A certains égards, le capital humain est presque plus facile à suivre que le monde aléatoire des produits financiers. Peut-être suffit-il de mettre autant de rigueur à assembler les éléments humains qu’on ne le fait pour les autres facteurs de la décision stratégique.

 

Un investissement avec ses retours : capter, diagnostiquer, évaluer

 

En vue de formuler des stratégies pleinement instruites, il importe donc de ne pas analyser trop vite le facteur humain et les options de différenciation qui s’offrent ensuite lorsqu’il est appréhendé avec précision. A cet effet, trois étapes incontournables méritent d’être empruntées, pour aller de la formulation à l’implémentation stratégique.

Il convient d’abord de capter les signaux dans un tel domaine. Peu importe les outils à ce stade. Ce qui est manifeste, c’est que même les stratèges décidés à réduire le recours au facteur humain au minimum ne peuvent faire l’impasse sur un système de veille. Dans des optiques plus ambitieuses, le préalable à toute démarche visant à des différenciations par les hommes et les femmes est la constitution d’observatoires sociaux, dédiés à la détection des tendances et des potentiels dans ce domaine.

Cela conduit à des diagnostics. Que l’option soit celle de réduire, celle de stabiliser ou celle de développer, le véritable enjeu est de relier les compétences aux stratégies. C’est l’exercice central, que ce soit pour envoyer quelqu’un sur la Lune ou pour livrer un colis sur terre. Pour prendre ce dernier exemple assez simple et très fréquent. Pour qu’un colis arrive à la bonne heure, au bon endroit, avec la bonne quantité et en bon état, bref la base de la logistique, les compétences humaines clés sont en général… traçabilité et discipline. Cela se vérifie partout, de ces systèmes de pressing qui envoient des livreurs analphabètes collecter et rapporter des baluchons de linge dans des villes de plusieurs millions d’habitants en Inde, jusqu’à des organisations appuyées par des systèmes d’information parmi les plus sophistiqués… dans ce même pays. L’économie mondialisée est riche en exemples de ces fonctionnements (Berger, 2006). Dans tous les cas, la stratégie ne peut réussir qu’avec des gens qui suivent les colis avec discipline… comme le ferait un Père Noël qui s’assure qu’ils parviendront dans les souliers chaque enfant la nuit du 25 décembre (métaphore utilisée dans les séminaires d’intégration des professionnels de cette branche) et le premier investissement nécessaire c’est de renforcer continuellement ces compétences pour en faire un socle de la compétitivité du business.

Le plus spécifique est finalement d’évaluer l’implémentation d’une stratégie qui passe largement par les hommes. Comme le disait un grand stratège : « La guerre est un art simple et tout d’exécution » (Napoléon). Le plus déconcertant pour des décideurs qui sont souvent des financiers ou des ingénieurs, c’est que le facteur humain, pour logique qu’il soit, a son propre rythme. Nous sommes dans des domaines où ce qui compte n’est pas seulement la connaissance mais l’excellence. De ce fait, il ne suffit pas par exemple de pratiquer une fois une activité pour expérimenter un succès mais au moins cinq fois pour s’entraîner à l’agilité parfaite. Autre élément temporel : il faut six mois pour recruter quelqu’un, deux ans pour l’intégrer pleinement à une équipe, dix ans pour en faire un expert international reconnu, vingt ans pour en faire un haut potentiel qui devient dirigeant. Ce ne sont pas tout à fait les mêmes horizons que ceux de la finance utilisés par les managers dont les raisonnements vont plutôt de la seconde au trimestre dans certains secteurs. Comme pour le pilotage d’un processus bio-industriel, l’évaluation va s’appuyer sur une combinaison d’observations directes de la production des effets désirés, des stratégies pour les obtenir et des conditions d’environnement qui le permettent. A cela s’ajoutent des considérations plus classiques sur les congruences entre stratégie, structure et culture. Nous sommes dans des domaines où certaines stratégies émergent avant d’être pleinement voulues. D’autres au contraire sont rejetées, faute d’une implémentation ajustée.

 

Conclusion : Vers un empowerment ajusté à la gouvernance

 

Les stratèges ont tout intérêt à se poser la question du facteur humain, faute de quoi, ils auront à le subir au lieu de le choisir. Face à un choix éclairé, faire le pari d’une différenciation par les hommes, c’est alors s’engager dans des processus certes complexes mais pas plus inaccessibles que ceux qui concernent les domaines financiers ou technologiques. La victoire ira sans doute à ceux qui font ces paris avec le plus de discernement.

Il y a plus. Si les grands stratèges, parfois éloignés du terrain ont la possibilité d’ignorer ou d’éviter ces questionnements (Garatt 1996), il faut réaliser que la vie quotidienne des entreprises repose sur un grand nombre de « petits stratèges » et que chacun, jusqu’au membre le plus modeste d’une organisation, se pose ces questions, au moins pour lui-même (Crozier et Friedberg, 1977). Il apparait ainsi paradoxal que le facteur humain soit parfois mieux pris en compte à la base, plutôt qu’au sommet des organisations, ce qui génère, entre autres, la croissance importante des situations de double-contraintes extrêmement coûteuse en santé et en motivation.

Il y a cependant une façon de réconcilier le haut et le bas de nos pyramides plus ou moins aplaties. Il ne s’agit pas que tous se prononcent sur la stratégie globale, erreur qui par réaction fait se précipiter vers des erreurs inverses. La voie réaliste est de confier les décisions au plus petit niveau capable de les prendre (Kotter, 1990) et donc d’équiper les acteurs de ces niveaux du raisonnement stratégique approprié. On dit subsidiarité en français et empowerment en anglais pour désigner cette façon de faire. Ce mode de gouvernance est sans doute le plus soutenable à moyen terme. Quand il se rencontre, il s’avère en général durable et fructueux.

 

Références

– * Ansoff Igor (1965), Corporate Stategy, McGraw-Hill.

– Argyris Chris et Schön D. (1978), Organizational Learning : A Theory of Action Perspective, Addison Wesley Publishing Company.

– Béranger Pierre (1987), Les Nouvelles Règles de la Production, vers l’Excellence Industrielle, Bordas, Paris

– Berger Suzanne (2006), Made in monde. Les nouvelles frontières de l’économie mondiale, Paris, Seuil.

– Crozier Michel et Friedberg Erhard (1977), L’acteur et le système, Paris, Le Seuil, « Points ».

– Dujarier Marie-Anne (2008), Le travail du consommateur. De McDo à eBay : comment nous coproduisons ce que nous achetons, La Découverte.

– Garatt Bob (1996), The Fish Rots from the Head, Developing effective Board Directors, HarperCollinsBusiness

– Kotter John (1990), A Force for Change: How Leadership Differs from Management, NY, Free Press.

– * Mintzberg Henry (1983), Power In and Around Organizations, NJ, Prentice-Hall Inc., Englewood Cliffs.

– * Porter Michael (1980), Competitive Strategy: Techniques for Analysing Industries and Competitors, NY, Free Press.